GEMINI

L’un des objectifs majeurs du programme Gemini était l’exploration et la mise au point des techniques de rendez-vous et d’amarrage en orbite. Cet objectif exigeait non seulement une bonne compréhension des principes de la mécanique orbitale, mais aussi une mise en pratique très fine. L’évolution sur orbite n’a en effet rien en commun avec le pilotage d’un jet et les manoeuvres d’interception bien connues des pilotes de chasse qu’étaient les astronautes d’alors se sont vite avérées inefficaces voire désastreuses lorsque transposées dans le cadre de manoeuvre de rendez-vous orbital.

En 1965, les vols spatiaux en étaient encore à leurs balbutiements et l’idée d’un rendez-vous orbital du domaine du rêve (certes, en août 1962, puis en juin 1963, les Soviétiques avaient accompli deux vols couplés - Vostok 3 et 4, Vostok 5 et 6 - mais c’était à plusieurs kilomètres de distance et en utilisant une technique purement balistique, les capsules Vostok ne disposant d’aucune capacité de manoeuvre orbitale). Or, le programme lunaire Apollo, tel qu'il était conçu alors, reposait sur une technique totalement inédite, baptisée "rendez-vous en orbite lunaire" : un module de commande, avec tous les systèmes nécessaires au retour sur terre, resterait en orbite autour de la Lune tandis qu’un module alunisseur irait se poser à sa surface. Après exploration, les astronautes regagneraient alors l’orbite lunaire pour s’amarrer au module de commande. En cas d’échec, une mort certaine les attendrait.

La théorie affirmait que la technique devait fonctionner mais son application pratique restait encore à prouver et c’était là l’objectif du programme Gemini. Les analystes savaient que la réussite d’un rendez-vous orbital reposait sur plusieurs facteurs. Tout d’abord, le vaisseau "chasseur" devait être placé quasiment dans le même plan orbital que la cible. Ensuite, il devait être en mesure de dépasser la cible suivant un timing permettant d’entreprendre les manoeuvres d’approche finale à la lumière du jour orbital. En effet, l’équipage devait utiliser des capteurs optiques embarqués pour réaliser l’acquisition de la cible, la poursuite au sol étant trop imprécise pour les opérations de proximité. Enfin, le "chasseur" devait pouvoir approcher la cible à une vitesse relative suffisamment lente pour permettre un contact sans risque.

En orbite, l’altitude et la vitesse sont interdépendantes. Plus l’orbite est haute, moins la vitesse du vaisseau est élevée. Lorsqu’une impulsion est produite dans la direction de son orbite, un vaisseau gagne de l’altitude et voit sa vitesse se réduire, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord. La forme de l’orbite - circulaire ou excentrique - est, quant à elle, déterminée par le point de l'orbite - apogée ou périgée - où cette impulsion est donnée.

Avant les premier vols spatiaux, les analystes s’intéressaient surtout à la manière de placer le vaisseau "chasseur" sur une orbite suffisamment proche du plan orbital de la cible. En effet, la Terre tourne d’un degré sur elle-même en quatre minutes. Par conséquent, deux vaisseaux lancés depuis la même latitude et dans la même direction, à quatre minutes d’intervalle, se trouveront sur des plans orbitaux séparés d’un degré. Cela peut paraître peu, mais une fois en orbite, corriger ce défaut d'alignement planaire exige plus de carburant qu’un vaisseau n’en emporte généralement pour toute sa mission. Par conséquent, l’alignement planaire doit être réalisé par un "timing" et une direction de tir précis.

Lancer une fusée vers l’Est permet de profiter au mieux de l'effet de fronde dû à la rotation de la terre et, puisque le centre géométrique de toute orbite est nécessairement le centre de la Terre elle-même, l’orbite résultante possède une inclinaison par rapport à l’équateur égale à la latitude du site de lancement. Par exemple, un lancement vers l’Est à partir de Cape Canaveral en Floride résultera dans une orbite inclinée d’un peu plus de 28° par rapport au plan équatorial. La rotation de la Terre amène le site de lancement à croiser l’arc le plus septentrional de l’orbite une seule fois par jour. Les cibles de Gemini étaient placées sur des orbites dont les inclinaisons étaient légèrement supérieure à la latitude du site de lancement, de sorte que le site de lancement fût suffisamment proche du plan orbital de la cible pendant pratiquement deux heures.

Une fenêtre planaire aussi longue est cruciale car les lancements spatiaux n’ont pas toujours lieu à l’heure prévue. Plus encore, la position relative de la cible n’est pas toujours adéquate pour entamer la poursuite. Si la cible est trop loin devant, le vaisseau "chasseur" ne peut la rattraper au bon moment ; si elle est trop proche, le "chasseur" la dépasse trop tôt. Seul un bref arc sur les 90 minutes de l’orbite de la cible offre au "chasseur" quelque espoir de la rattraper comme il convient. Ce court segment est appelé fenêtre de phase de la mission. Elle est déterminée par l’altitude de la cible, l’altitude initiale du "chasseur" et la durée allouée à la mission. Les premières missions Gemini avaient une endurance limitée, de sorte que les rendez-vous devaient être réalisés au cours du premier ou du deuxième jour. Et lorsque les premières missions de rendez-vous furent conçues, la fenêtre de phase n’était ouverte que pendant quelques minutes (même si, il est vrai, elle se rouvrait à chaque orbite).

Fenêtre planaire et fenêtre de phase doivent toutes deux être ouvertes pour réussir un rendez-vous - l’une sans l’autre ne sert à rien. Mais si les deux fenêtres sont brèves, les chances de les voir coïncider au cours d’une seule orbite de la cible sont plutôt faibles. Une technique appelée "yaw steering" permet quelque latitude dans l’ouverture de la fenêtre planaire. Si, au moment du décollage, le plan orbital de la cible se trouve à quelques kilomètres à droite ou à gauche de la trajectoire ascensionnelle du "chasseur", le "chasseur" peut dévier légèrement sur la droite ou sur la gauche au cours des huit-neuf minutes de l’ascension et glisser ainsi sur le plan orbital voulu même si la géométrie initiale n’est pas parfaite.

Le "yaw steering" fut inventé par les planificateurs du programme Gemini. Bien que nécessitant un sacrifice de charge utile au profit du carburant embarqué, le il autorisait une fenêtre planaire plus longue qu’une orbite complète de la cible. Le vaisseau pouvait ainsi attendre au sol tandis que la cible avançait sur son orbite jusqu’à entrer dans la fenêtre de phase. Une plus grande latitude était encore obtenue en autorisant une orbite de poursuite plus basse dans le cas d’un retard, de sorte que l’avance supplémentaire de la cible pouvait être rattrapée par une approche plus rapide. C’est ainsi que Gemini VI réussit le premier rendez-vous orbital avec Gemini VII, le 15 décembre 1965.

La planification des rendez-vous est une tâche plus délicate encore pour les Soviétiques. Leurs vaisseaux, lancés depuis Baïkonour, dans le Kazakhstan, ne peuvent être placés sur une trajectoire plein Est car ils survoleraient très vite les frontières chinoises. Leurs fusées doivent suivre une trajectoire Nord-Est, si bien que l’inclinaison orbitale de leurs satellites est plus élevée que la latitude du site de lancement. Le site de lancement traverse donc le plan orbital de la cible très vite et la fenêtre planaire ne peut guère excéder quelques minutes. Les stations spatiales soviétiques se sont toujours trouvées sur des orbites relativement basses. Ce qui signifiait que la fenêtre de phase n’offrait que peu de marge, car le vaisseau "chasseur" pouvait difficilement voler sur une orbite plus basse pour les rattraper. Enfin, l’autonomie des vaisseaux spatiaux soviétique était limitée et ils n’avaient que deux jours pour opérer la jonction avant de devoir rentrer.

Les Soviétiques choisirent d’ajuster l’orbite de la cible pour faire coïncider la courte fenêtre de phase avec la courte fenêtre planaire. Ils utilisèrent de petites fusées d’appoints pour corriger l’altitude (et ainsi la période) de l’orbite de la cible.

Mais réussir un bon "timing" de lancement n’est que le début du problème. Une fois en orbite, la tâche consistant à rattraper la cible s’est avérée l’une des plus difficiles à maîtriser pour les astronautes. Les effets de la mécanique orbitale allant tellement à l’encontre de l’intuition, une simple manoeuvre effectuée au cours de la poursuite peut avoir l’effet complètement opposé à l’intention du pilote. L’astronaute Edwin "Buzz" Aldrin, qui tint un rôle-clé dans le développement des procédures de rendez-vous (et auteur du thèse de doctorat sur le sujet), expliqua un jour que "les instincts qu’un astronautes pouvait avoir et qui lui avaient permis de rester en vie en tant que pilote de chasse, pouvaient facilement le trahir dans l’espace. " Ainsi, les astronautes qui tentèrent le premier rendez-vous, au cours de la mission Gemini IV, essayèrent de piloter leur vaisseau à la façon d’un avion intercepteur, approchant leur cible par au-dessus et par derrière. Toutes les mises à feu des propulseurs qu’ils tentèrent ne parvinrent qu’à placer leur vaisseau sur une orbite toujours plus haute et toujours plus lente et à laisser filer leur cible irrésistiblement.

Cette approche, en arrière et au-dessus de la cible, fut baptisée "Quadrant de McDivitt", du nom du malheureux pilote de Gemini IV, James McDivitt, qui prouva qu’elle ne pouvait réussir. Quatre ans plus tard, au cours de la mission Apollo 9, le même McDivitt, plus avisé et mieux entraîné, fut le premier homme à mettre sa vie en jeu dans une manoeuvre de rendez-vous, lorsqu’il sépara le module de lunaire (incapable de revenir sur terre par ses propres moyens) du module de commande pour venir se réamarrer peu après.

La question qui se posait aux planificateurs des vols Gemini était comment concevoir les manoeuvres pour rattraper la cible et contrôler la vitesse relative au cours de la poursuite et de l’approche. Les stratégies initiales proposait de placer le vaisseau "chasseur" sur une orbite elliptique possédant une apogée aussi élevée que l’orbite circulaire de la cible. Puis, aux passages successifs à l’apogée, de petites mises à feu élèveraient le périgée, allongeant la période orbitale et, par conséquent, réduisant la vitesse d'approche. La dernière révolution avant le rendez-vous s’effectuerait à quelques kilomètres seulement en arrière de la cible et ainsi la vitesse relative entre cible et "chasseur" serait très réduite.

Mais cette stratégie posait problème. Le rendez-vous final devrait se produire à mi-chemin autour de la terre du site de lancement, et les conditions de luminosité et de poursuite ne seraient pas acceptables. La navigation et les mises à feu sont toujours un peu approximatives (les ingénieurs appellent ces erreurs "dispersions") mais le vecteur d’approche finale envisagé exigeait un fonctionnement parfait du système de navigation et des ordinateurs de bord du vaisseau. Ce qui paraissait faisable en théorie n’était pas réaliste au cours d’un vol réel.

Plusieurs équipes de jeunes ingénieurs - au centre de la NASA de Houston, au bureau d’études Gemini chez McDonnel-Douglas à St-Louis et au Massachussetts Institute of Technology - travaillaient aux stratégies de rendez-vous au début des années soixante. Après de longues études et de nombreux débats, ils développèrent un plan faisant appel à une orbite de parking en-dessous de la cible. Pour simplifier les calculs de mouvements relatifs, le plan préconisait une orbite initiale de dépassement à différentiel d’altitude constant ou, en termes géométriques, une "orbite co-elliptique". Au moment où la cible, se déplaçant en avant et au-dessus du "chasseur", atteindrait un certain angle d’élévation au-dessus de l’horizon, les astronautes devraient réaliser une poussée directement dans la direction de la cible, augmentant la vitesse par incréments calculés à partir de la vitesse angulaire observée de la cible dans le ciel. En moins d’une heure, ils se retrouveraient tout de suite à proximité.

Cette nouvelle stratégie avait plusieurs avantages. Au cours de l’approche finale, le pilote n’aurait qu’à contrôler manuellement la dérive latérale et à freiner pour atteindre les vitesses prescrites aux distances prescrites ; la mécanique orbitale s’occuperait du reste. Plus que tout encore, cette stratégie était particulièrement efficace dans les situations critiques : panne de radar, système de contrôle en mode dégradé. Et le programme Gemini montra que de telles pannes pouvaient très bien se produire. Toutes les missions emportaient des piles de graphiques et d’instructions pour les procédures manuelles afin de pallier la perte éventuelle de capteurs ou d’ordinateurs. L’instant précis de l’ultime mise à feu d’approche finale pouvait être donnée par l’ordinateur de bord où déterminée par l’équipage en mesurant l’angle d’élévation de la cible située au devant et au-dessus. Même dans le cas d’une panne totale d’ordinateur et de perte de liaison radio avec le contrôle de mission, les astronautes pourraient utiliser les graphiques pour déterminer où et quand cette importante mise à feu devrait se produire - et ils c'est ce qu'ils firent.

La dernière orbite de transfert de transfert plaçait le vaisseau "chasseur" sur une trajectoire légèrement en avant de la cible alors qu’il gagnait l’altitude de la cible. Puis, à mesure que le vaisseau approchait de son apogée, il ralentissait en accord avec les lois du mouvement orbital et la cible commençait à le rattrapper, l’approche finale par le vaisseau "chasseur" se faisant par devant et légèrement par en-dessous de la cible. Cette stratégie d’approche fut utilisée non seulement pour Gemini, mais aussi dans le cadre des programmes Apollo et Skylab. Des variantes furent introduites et quelques problèmes firent le jour de temps en temps. Mais elle s’avéra simple, robuste et pleinement opérationnelle.